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NOUVELLES VERTES
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4 janvier 2006

A TIRE D'AILE - Chapitre 2

Chapitre 2. Dimanche 16 août. 7 heures
Roberto râlait depuis un bon moment dans sa voiture. Encore une fois c'était dimanche. Et encore une fois il devait aller s'occuper de cette viande venue du Brésil. Que des emmerdes, Misère de Dieu avec ces arrièrés et leur viande. Bon, le patron payait bien pour un dimanche, aujourd'hui en particulier, trois fois ce qu'il avait gagné dans la semaine. Roberto n'était pas dupe. Il devait y avoir anguille sous roche avec les Brésiliens. Mais il s'en foutait. L'essentiel était que le travail soit bien fait, que son patron ne lui casse pas les couilles et qu'il y gagne. N'empêche ça le faisait râler. Pourquoi lui. Il y en avait un de plus jeune, l'ingénieur là, fraîchement débarqué de son école. Mais non, quoique de vingt ans plus jeune, c'était lui ce gringalet qui était devenu chef. Roberto malgré ses quinze ans de bons loyaux services restait au « management de la qualité ». Ca le faisait encore plus bouillir. André, l'ingénieur, lui avait expliqué:
- Frigo n° 1 à 6, tu as les viandes de volaille qui sont arrivées du Brésil. Il doit y avoir environ 10 containers à 17 tonnes chacun, ça va te faire environ 6 à 7 heures de travail en préparation.
Comme s'il ne le savait pas hein, ce que ça faisait ?
- En plus avec les trois ouvriers qui n'y connaissent rien, il va te falloir passer un peu de temps sur la ligne et peut être les aider un peu, tu sais.
Bien sûr qu'il le savait. Il était tout le temps sur leur dos à ces abrutis, incapables de distinguer entre une aile et un pilon. Bon les poulets étaient parfois un peu plus gros que la moyenne. Au Brésil tout est comme ça : tout est plus gros, c'est sans limites.
Roberto avait du acquieser. Il n'était pas convaincu que cela devait être fait un dimanche.
- Roberto, tu le sais bien, les nouvelles normes de qualité européennes nous l'imposent. Il n'est plus possible de faire attendre des produits congelés en provenance du Brésil plus de 48 heures.

Le soleil se levait sur les pentes du Douro. Les vignes descendant en pentes raides tout là haut, puis plus doucement à mesure qu'elles atteignaient les bords du fleuve. Il passait là tous les matins. Il n'y a pas de mots pour décrire ce spectacle que Dieu nous a donné à nous les Portuguais se disait-il. L'émerveillement toujours recommencé chaque matinée du printemps à la fin de l'été lui donnait un peu de tonus pour aller au travail. Avec ce sentiment qui gonflait son coeur, il se sentait à nouveau capable d'affronter une demi-journée dans cette atmosphère humide et froide, qui au fur et à mesure, finissait par devenir humide et chaude. Il n'avait jamais été aux bains publics. Il en avait seulement entendu parler. Pourtant, son usine de congélation et traitement des produits congelés était un genre de hammam moderne, sûr. En bas, le fleuve s'étirait mêlant le bleu et le marron sale. Il y avait aussi les odeurs du port, effluves marines légérement salées qui lui arrivaient par sa fenêtre ouverte quand il dominait encore le port. Elles se transformaient rapidement en senteurs nauséabondes, que son nez n'arrivait toujours pas à supporter, mélangeant les fumées des cargos avec celles des usines, le tout à peine refroidi de la journée de la veille et se superposant à toute la décomposition des viandes et des chairs de poissons. Dire qu'il avait lu que des poètes en avaient fait des vers, encore des fous. L'usine était visible depuis l'entrée du port. Il n'y avait personne dans la cage de contrôle des passages ce matin. Un dimanche, tu parles, un vrai moulin le port, tout le monde pouvait entrer, se servir dans un des containers laissés là sans surveillance et ressortir : ni vu ni connu. Son usine était de l'autre côté de l'embouchure, personne ne voulait aller là avant qu'elle y soit construite. L'usine avait été le premier jalon de l'énorme investissement européen qui avait été fait pour mettre en place une zone franche aussi grande que celle de Rotterdam. Depuis d'autres s'étaient installées et cette partie sud de la ville restait un perpétuel chantier. Avec le beau temps c'était supportable et avec ce dimanche ensoleillé, l'océan dans le fond, le Portugal était beau de douce puissance. La zone franche était là pour permettre de transformer des produits arrivés des Amériques sans payer de taxes. Ensuite, une fois adaptés aux normes européennes ils pouvaient être expédiés dans l'Union sans difficultés. Et les taxes seraient payées, le plus souvent à l'arrivée, quand elles étaient payées. Pour la société de gestion du port c'était très profitable.Le seul endroit où les contrôles pouvaient être très stricts c'étaient là où il venait de passer à la barrière éléctronique de passage. Les polices des frontières et les douanes étaient très à cheval sur le respect des procédures. Toutefois, bien informés, ceux qui voulaient établir des traffics, pouvaient certainement faire ce qu'ils voulaient. Roberto, les flics le connaissaient et ils ne le contrôlaient quasiment plus. De temps en temps ils étaient à cran et lui, comme tous les autres, devaient attendre parfois jusqu'à deux heures avant d'entrer dans la zone. Ils fouillaient complétement la personne et la voiture. C'était mesquin.

Ils étaient déjà là. Les vieilles voitures garées devant l'usine flambant neuve de ce côté-ci de l'immeuble faisaient une tâche bien repérable. Le dimanche à cause du peu de travail ici, les équipages restaient sur leurs navires et les quais étaient sans mouvements. Après avoir présenté son passe éléctronique, le portail entourant l'usine d'une double rangée de hautes barres d'acier peintes en blanc s'ouvrit lentement. Une lumière clignotante et une sonnerie prévenaient tout le monde au dedans et au dehors. Il fit le tour et chercha à se garer vers la zone réservée aux containers. Il voulait vérifier combien il y en avait exactement. Une fois sorti de sa voiture, la chaleur le suprit.
Ce qui était troublant étaient les rigoles d'eau jaunes coulant des containers rangés devant les entrées de l'usine et dont l'un était prêt à se mettre en mouvement pour disparaître derrière le sas de décongélation. Les containers devaient être amenés sur un convoyeur qui les faisaient entrer ensuite à une vitesse déterminée par le sas. L'automatisation avait été un point fort de cette zone franche et, en particulier, de cet outil devant lequel il se tenait debout. Le gouvernement de la région avait beaucoup oeuvré, auprès des instutions de Bruxelles, pour que le maximum soit fait dans l'innovation. Cinq ans après une inauguration triomphale, Roberto pouvait voir tous les défauts de construction et de réalisation. Avant de monter dans le bâtiment 6, il voulait vérifier d'où provenaient ces coulées jaunâtres et, qui, de près, sentait la viande faisandée. En avançant entre les grosses boîtes, sur les convoyeurs, il pouvait voir maintenant que les caoutchoucs leur permettant de rester hérmétiquement fermées étaient craquelées régulièrement au niveau des portes. Tous les containers étaient recouverts d'une peinture blanche, qui s'écaillait, et il pouvait voir qu'au dessous l'acier rouillait. Du travail de Brésilien.
Il descendit et se dirigea vers l'escalier de service qui entrait par la zone arrière, celle où les produits congelés devaient être entreposés. Il prit le couloir qui s'ouvrait et au bout monta rapidement les marches de  l'escalier inox. En haut de l'escalier, courrait un chemin de ronde, c'est comme ça que les ouvriers en production l'appelait, qui faisait le tour du bâtiment. Pour les 10 bâtiments de l'usine le même principe de surveillance à partir d'une rambarde élevée avait été retenu. Il avançait vite et presque sans bruit malgré toute cette quantité d'acier. Il descendit vers une des portes où, par la lucarne ronde, il pouvait voir la tête de l'un des ouvriers. Il appuya sur le bouton de contrôle du sas et ils entrèrent. Ils étaient déjà équipés du casque bleu clair au sigle de l'entreprise. Recouverts d'une blouse blanche, d'un masque filtant, ils portaient également des bottes blanches immaculées et des gants en caoutchouc fins. Eux portaient maintenant la seule tenue régulièrement autorisée dans l'enceinte. Et lui... Ils le regardaient sans rien dire. Il leur donna les ordres concernant le déchargement du premier container qui était déjà en place devant le sas.

Il courut à son bureau également poste d'observation et s'équippa de son casque, de sa blouse et de ses bottes. Il enclencha les trois interrupteurs de mise en route et retourna sur la coursive pour arriver avant que les ouvriers ne commencent à poser les premières volailles sur le convoyeur de décongélation. Il arriva devant une énorme armoire grise couverte d'écrans et de boutons poussoirs de différentes couleurs. Il appuya sur les deux champignons bleus qui mettaient en marche l'énorme machine en forme de tour, dans lesquels les volailles seraient chargées, leur température interne, « à coeur » comme le disait cet innocent de jeune ingénieur, étaient normalement autour de -20°C. Elles monteraient dans la tour, lentement, pour être décongelées jusqu'à une température négative de – 10°C. Une fois qu'elles seraient arrivées en haut de cette tour en rotation à la température attendue elles seraient descendues sur un toboggan pour être sorties de leurs emballages brésiliens et remises dans les emballages de pays de destination. C'était une des rares manoeuvres qui ne pouvaient pas être faite automatiquement. C'est celle aussi qui demandait rapidité et adresse. En pleine période de production il y avait près de 90 personnes dans les dix bâtiments en train de faire la même chose et si la production était en trois périodes de 8 heures, il passait à 270 personnes au total. C'était une des raisons pour laquelle cette société avait été tellement subventionnée: elle créait de l'emploi !!! A temps partiel oui, remâchait Roberto et aujourd'hui il fallait se farcir, le mot le faisait rire à propos de poulets brésiliens, cent soixante dix tonnes à quatre. A raison de 5 kg le poulet cela allait faire, 34000 poulets. Pour 180 ou 240 poulets déshabillés et rhabillés par heure cela faisait 141 heures de travail continu !!!! L'imbécile. Qu'est ce qui lui avait pris à l'ingénieur d'annoncer seulement 6 à 7 heures de travail. Roberto n'avait pas fait attention. Il allait devoir téléphoner au directeur, parce que le jeune homme, bien sûr, ne lui avait laissé aucun moyens de le joindre.

Les ouvriers n'étaient pas interessés par ses calculs et avaient commencé à charger la tour de décongélation. Une fois la machine amorcée, le chargement devenait automatique à partir des charriots sortis des containers. Il y avait une interruption à chaque fois qu'un charriot devait sortir les poulets et se mettre dans l'axe du convoyeur. Ils agissaient vite et précisément. C'était peut être possible d'accélerer la cadence ? Il fit le tour de son chemin de ronde pour arriver près de la tour en rotation. Il descendit l'escalier qui était caché par la machine. A ce moment l'air froid envoyé dans la salle de travail s'interrompit. Il regarda un moment étonné en l'air. D'habitude ces interruptions arrivaient en semaine quand toutes les unités travaillaient en même temps. Ca n'améliorait pas les conditions sanitaires de la préparation, mais malgré les efforts de maintenance, réalisés à plusieurs reprises, aucune amélioration n'avait duré plus d'une semaine. En été, pas plus qu'à n'importe quelle autre période de l'année. Sans aide, le seul moyen serait d'interrompre toute l'alimentation des machines pendant près d'une minute le temps que le transformateur perde un peu de sa température élevée puis de tout réenclencher. Et merde... Ils s'étaient tous arrêtés en bas et les yeux levés vers lui, les visages cachés derrière les masques, ils levaient les mains en l'air pour demander quoi faire. Il remonta vers la boîte de contrôle qu'il venait de quitter. En vitesse il poussa l'énorme bouton rouge marqué « arrêt d'urgence » et fonça vers sa cabine pour couper l'alimentation éléctrique.

Heureusement, son collègue l'ingénieur avait pensé à mettre les souffleries froides en action dans le bâtiment depuis vendredi, comme ça les volailles ne décongéleraient pas trop et pas trop vite. Ils allaient perdre un peu de temps mais ce serait tout. Il était en train d'arriver dans son poste d'observation. Un fax arrivait sur sa machine. Il verrait plus tard. Pour l'instant la boîte d'interruption éléctrique. Il abaissa toutes les manettes. Il y eut un grand silence soudain.C'est à ce moment qu'il entendit le tir répété des M16. Il avait fait l'Angola. C'était un son qu'il connaisait et qui lui rappelait la peur, sa peur.

(Tous droits de reproduction réservés. Copyright en cours d'enregistrement.)

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